
Un lapidaire à Briançon.
« Nous avons, dans le Briançonnais, des pierres curieuses que ces habitants foulent aux pieds, ne les connaissant point. On pourrait, à l’imitation des Anglais, en tirer, je pense, un bien grand avantage ».
Caire-Morand dans un mémoire à l’intendant du Dauphiné, vers 1777.
Cité dans Notes et documents relatifs à Caire-Morand..., par Paul Guillaume, 1885
Illustration : extrait de La science des pierres précieuses appliquée aux arts...,, par Antoine Caire-Morand, 1833
Source gallica.bnf.fr / BnF
Une entreprise audacieuse
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Antoine Caire, dit Caire-Morand, naît à Briançon en 1747. Il est pour ainsi dire tombé dans la marmite aux pierres précieuses étant petit : en effet, son père est orfèvre, et il fait connaissance très jeune avec les pierres dans l’atelier de celui-ci. Voici comment il raconte ses premières fascinations :
« Dans mes premiers ans, je trouvai chez mon père une boîte renfermant des cristaux et autres pierres précieuses, que j’examinai d’abord clandestinement, de peur d’être grondé. Je me rappelle que je m’étudiais à en deviner les coupes et que je ne me lassais point de les faire passer à l’œil au devant d’une bougie. J’étais singulièrement frappé de la variété des couleurs qui s’offraient à moi et de la multiplication d’un même objet dont je cherchais vainement à me rendre raison. »
Autobiographie de Caire-Morand, par Paul Guillaume, vue 6 - page 8
Extrait de Les pierres : esquisses minéralogiques, par L. Simonin
Source gallica.bnf.fr / BnF
Ayant des dispositions pour le dessin, ses parents l’encouragent dans cette vocation et l’envoient, à l’âge de 14 ans, en apprentissage chez un lapidaire de Turin. Un lapidaire est un ouvrier qui taille les pierres précieuses, et peut aussi les vendre. Antoine Caire-Morand apprend ainsi les bases de son futur métier.
A 17 ans, c’est le début pour Caire-Morand de près de 12 années de voyage afin de se perfectionner, en Italie, à Genève, puis à Paris où il suit des cours de chimie, physique, et histoire naturelle. Suivent l’Angleterre et l’Espagne, où il reçoit de nombreuses propositions d’emploi.
Mais Antoine Caire-Morand a une idée en tête, un projet audacieux : fonder une manufacture dans le pays qui l’a vu naître, afin de mettre en valeur les produits de ses montagnes : cristal de roche de l’Oisans et du Briançonnais, variolites des Hautes-Alpes… A l’âge de 30 ans, le voici donc de retour à Briançon. Il écrit un mémoire pour convaincre l'intendant du Dauphiné, Pajot de Marcheval, de l'aider à établir sa manufacture :
« Nous avons, dans le Briançonnais, des pierres curieuses que ces habitants foulent aux pieds, ne les connaissant point. On pourrait, à l’imitation des Anglais, en tirer, je pense, un bien grand avantage ».
Notes et documents relatifs à Caire-Morand, par Paul Guillaume, vue 15 - page 253
Le quartz (ou cristal de roche) d'Oisans dans le Dauphiné.
Extrait de Pierres précieuses et pierres d'ornementation..., par Edgar Aubert de la Rüe
Source gallica.bnf.fr / BnF
Le défi est de taille : comment former et conserver des ouvriers qualifiés dans le Briançonnais, loin des grands centres urbains, comment acheminer ou construire le matériel, comment trouver les fonds nécessaires à l’entreprise ? Antoine Caire-Morand surmonte toutes les difficultés. Avec l’aval de Paris et le soutien de Pajot de Marcheval, il va chercher des ouvriers en Italie, sort 60 000 livres de sa poche, et fonde ainsi la manufacture de cristal de roche de Briançon en 1778. L'accord conclu avec l'intendant du Dauphiné est précis :
« ARTICLE 1er
Le dit sieur Caire fera l’acquisition d’un emplacement au lieu de Sainte-Catherine sous Briançon pour y construire les bâtiments nécessaires pour établir la dite manufacture de joailleries, lesquelles acquisitions et construction étant faites de ses deniers et pour son compte lui appartiendront en toute propriété.
ARTICLE 2
Il achètera et fera placer également à ses frais, les ateliers, fourneaux, métiers, machines, outils et ustensiles nécessaires […]
ARTICLE 3
[…] le dit sieur Caire fera venir et entretiendra, dès la première année, six maîtres ouvriers qui formeront des apprentis […]
ARTICLE 5
Le sieur Caire employera de préférence, autant que les circonstances le permettront, les cristaux de roche des montagnes de l’Oizans, du Briançonnais et autres de la province, ainsy que les granits, porphire, talc, spath ou autres pierres qui seront susceptibles d’être travaillées […]
ARTICLE 6
[…] le sieur Caire s’oblige à emprunter en son nom et à son compte, une somme de soixante mille livres à condition que le gouvernement lui fera payer annuellement pendant dix années, une somme de trois mille livres pour luy tenir lieu des intérêts qu’il aura payé pour le dit emprunt […] »
Notes et documents relatifs à Caire-Morand, par Paul Guillaume, vue 18 - page 256
Succès et déconvenues
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Dans les premiers mois, échecs et pertes financières s’accumulent. Antoine Caire-Morand s’engage alors dans le façonnage d’objets plus audacieux et invente des coupes nouvelles, trouvant son style, qui sera bientôt imité dans l’Europe entière. Bijouterie, objets gravés ou sculptés, objets de luxe ou de fantaisie taillés à facettes : médaillons, bagues, lampadaires, lustres, obélisques, urnes, vases et flacons, cuvettes, pots à eau, bonbonnières, boutons… les commandes affluent.
Bijoux de l'an 8 (1799).
Extrait de La bijouterie française au XIXe siècle, par Henri Vever
Source gallica.bnf.fr / BnF
En 1784, il obtient le titre de « manufacture royale » qu’il avait sollicité. Ce titre, tout en renforçant son industrie, rend justice à l’audace du jeune entrepreneur et marque la reconnaissance par le Gouvernement de la qualité de la production briançonnaise.
« Il expose que, pour donner à sa manufacture le sceau d’une considération distinguée, il conviendrait de la décorer du titre de Royale, jouissant des privilèges et des prérogatives y attachés. Cette manufacture est, Monseigneur, l’unique formée avec succès dans la province, et, comme elle est aussi la première dans le royaume, elle se trouve dans la classe de celles qui ont droits d’aspirer à une distinction marquée."
Supplique de Caire-Morand à l’Intendant du Dauphiné, afin d’obtenir le titre de manufacture royale (1781).
Notes et documents relatifs à Caire-Morand, par Paul Guillaume, vue 20 - page 258
La route de Briançon par le Bourg d'Oisans (Isère).
Extrait de Album du Dauphiné, par Cassien
Source archives.hautes-alpes.fr / Archives départementales des Hautes-Alpes
Parmi les apports de Caire-Morand à l’art des lapidaires, d'après ses dires, citons : les boules polyèdres, qu’il invente et qui sont imitées de toutes parts ; la taille du diamant en étoile ; et un lustre à cylindre composé de 1500 cristaux, la pièce la plus importante qui sortira de la manufacture de Briançon. Commandé par le ministre M. de Vergennes, le lustre occupe 40 ouvriers pendant plus de 3 ans.
« Mais ce qui porte le comble d’une réussite la plus complète, est que le sieur Caire soit devenu l’instrument d’un commerce immense, et qui était inconnu jusqu’à lui. Il est notoire qu’il sert de modèle (depuis plus d’un an) à trente mille citoyens qui imitent, avec du verre, ses ouvrages. Ce genre facile ne demandant pas des bras très exercés, il résulte que c’est la nation imitatrice qui recueille le fruit du génie inventif, et l’État a part aux avantages généraux de ces découvertes ».
Lettre de l'intendant de Dauphiné aux procureurs généraux sindics des Etats de Dauphiné (1789).
Notes et documents relatifs à Caire-Morand, par Paul Guillaume, vue 27 - page 265
Taille à étoile inventée par Caire-Morand :
« "Cette nouvelle taille, dans sa figure étoilée, offre un aspect rayonnant qui plaît beaucoup à l’œil ; elle a été combinée pour y employer avantageusement certaines parties nettes de diamants bruts, dont on ne pourrait faire d'autre usage qu'avec des pertes importantes de la matière. L'auteur a en outre cherché à produire des jeux de lumière différens du brillant et de la rose." »
La science des pierres précieuses appliquée aux arts...,, par Antoine Caire-Morand, vue 93 -page 71
La manufacture commence à engranger des bénéfices. C’est à ce moment de succès que survient la Révolution. Les événements forcent l’entreprise à suspendre son activité. Bientôt, les ouvriers sont réquisitionnés. En 1794, la commune de Briançon installe dans la manufacture une fabrique de salpêtre, servant pour la poudre à canon.
A partir de 1790, Antoine Caire-Morand n’aura de cesse de multiplier les démarches pour le maintien de sa manufacture. Malgré les promesses de soutien qu’il reçoit, la manufacture de Briançon ne peut se relever de ses ruines, et les bâtiments deviennent une maison d’habitation.
La manufacture de cristal de roche de Briançon était-elle condamnée à décliner puis disparaître ? Écoutons le ministre de l'Intérieur répondre au préfet des Hautes-Alpes Ladoucette, qui le sollicite en 1805 pour le rétablissement de la manufacture :
« J’aurais désiré, Monsieur, pouvoir me convaincre de la possibilité de rendre à la manufacture dont vous m’entretenez, une activité durable et indépendante des circonstances, mais, de votre aveu même, elle est entièrement tombée, puisqu’il ne lui reste plus qu’un seul ouvrier qui n’y travaille qu’aux époques où la culture de son champ ne réclame pas son temps. Convient-il de la rétablir ? il me semble que le passé doit nous servir de guide pour la solution de cette question. La manufacture a existé de 1778 à 1788, recevant des secours annuels du Gouvernement, et après dix ans d’existence, au moment où elle fait paraître ce beau lustre composé de 1500 cristaux, elle demande des secours plus considérables ; il est de principe que toute fabrique, qui ne peut se soutenir que par un semblable moyen, a des vices radicaux qui doivent nécessairement amener, tôt ou tard, sa destruction. »
Notes et documents relatifs à Caire-Morand, par Paul Guillaume, vue 28 - page 266
Plan de manufacture idéale conçu par Caire-Morand.
Extrait de Autobiographie de Caire-Morand, par Paul Guillaume
Source archives.hautes-alpes.fr / Archives départementales des Hautes-Alpes
Antoine Caire-Morand aurait été d'un avis contraire... Fatigué de ces déconvenues, il part s’installer à Turin, où il s’est formé dans sa jeunesse, afin d'y exercer l’orfèvrerie et la bijouterie. Il y finit sa vie occupé à son commerce, et à la rédaction d’un livre, fruit de quarante années d’expériences et d’études. L’ouvrage paraîtra en 1826 après sa mort, sous le titre « La science des pierres précieuses ».
La page de titre de La science des pierres précieuses appliquée aux arts...,, par Antoine Caire-Morand, deuxième édition de 1833
Source gallica.bnf.fr / BnF
Antoine Caire-Morand tombe ensuite dans l’oubli…
Postérité
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Oublié, Antoine ?
C’était sans compter sur le docteur Chabrand, érudit de Briançon, qui le premier lui consacre une biographie en 1874, près de 50 ans après sa mort, réhabilitant ainsi sa mémoire. C’était sans compter non plus sur Paul Guillaume, archiviste des Hautes-Alpes, qui publie en 1883 l’autobiographie d’Antoine Caire-Morand, et en 1885 des documents inédits le concernant.
« Avec M. le docteur CHABRAND, on peut dire que l’Autobiographie de Caire-Morand est une « nouvelle page à inscrire au martyrologe des inventeurs… ». C’est, en effet, l’histoire émouvante d’un des artistes les plus originaux du XVIIIe siècle, qui « excella dans l’art de tailler les pierres précieuses » et qui, après 40 ans de prodiges d’activité, de tentatives, de patriotisme, est tombé dans l’obscurité la plus complète… On ignore jusqu’à l’année précise de sa mort ! »
Introduction de Paul Guillaume à l'Autobiographie de Caire-Morand, vue 3 - page 3
Le docteur Chabrand comme Paul Guillaume sont tous deux venus puiser, afin d’étudier le lapidaire, dans les documents conservés aux Archives départementales des Hautes-Alpes, et ont tiré la plupart des informations sur Caire-Morand d’un manuscrit écrit par lui-même en 1802 : son « Autobiographie ou Mémoire historique de la manufacture de cristal de roche, dédié au préfet des Hautes-Alpes ». Ce document est donc la principale source qui nous permet de connaître la vie de ce Briançonnais hors-norme.
● La sélection ●
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LA SÉLECTION :
∞ Pour connaître Antoine Caire-Morand ∞
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